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Le départ de la fusée fut précédé d’une séance solennelle de l’O.N.U., qui se tint dans le grand amphithéâtre d’acier niellé de Moontown, et à laquelle assista la famille Collignot.
Mme Collignot, se voyant incapable d’empêcher le départ de son mari, avait pris le parti de s’en montrer fière. Il lui aurait d’ailleurs été difficile de faire autrement, car tout son quartier était fier de lui et d’elle, la radio avait diffusé l’image de la famille rassemblée autour du repas du soir, Mme Collignot avait dû elle-même parler devant le micro, elle avait dit : « Hm, hm, grr, je suis bjj… je suis contente… » et l’émission avait été coupée juste au moment où elle commençait à pleurer. La Ville de Paris avait fait draper sa maison de grandes tentures tricolores, et le crémier lui avait fait crédit.
Elle arriva à Moontown avec Irène la veille du départ, et, après avoir embrassé frénétiquement M. Collignot, le laissa partir pour le Nouveau Mexique, où les autres membres de la mission étaient déjà rassemblés et commençaient à se surveiller. Elle avait trouvé Aline changée, sans pouvoir préciser en quoi, et Paul bien sérieux. Elle avait dû pour dormir, cette nuit-là, user du dispositif mis par l’Hôtel International au service de ses clients : un concert infrasonique diffusé dans les chambres, que les oreilles n’entendaient pas mais qui calmait les nerfs et conduisait au sommeil en quelques minutes.
La séance s’ouvrit au milieu de la matinée, à 10 h 17 exactement. Mme Collignot était assise dans un fauteuil au premier rang de la tribune, à quelques mètres de l’estrade où avaient pris place le Président et le bureau de l’Assemblée. À sa droite était assise Irène, à sa gauche Paul, puis Aline.
M. le Président de l’O.N.U. se leva. Pour cette séance solennelle, il avait revêtu le costume traditionnel : la queue de pie, le pantalon rayé, les souliers vernis pointus. À la main le chapeau haut de forme. Il posa son chapeau devant lui, sur le tapis vert de la table, et dans le chapeau laissa tomber ses gants. Entre sa jaquette et son gilet s’entrecroisaient les rubans des ordres de toutes les Nations qui avaient tenu à honorer en lui les espoirs internationaux. Cette armure le gênait un peu pour les gestes. Quand il écarta les bras, cela fit dans le micro un bruit de feuilles qui reçoivent le vent.
En face de lui, dans l’amphithéâtre, étaient assis les délégués des Nations, et, dans les tribunes, la foule murmurante des invités. Quand le Président se leva, tous les délégués en firent autant. Tous à la fois, ils posèrent devant eux leur chapeau haut de forme, les bords en bas, et leurs gants sur leur chapeau. D’un geste amical et grave, le Président leur fit signe de se rasseoir. Ils coiffèrent les écouteurs qui allaient leur transmettre, dans leurs langues respectives, les paroles de l’orateur.
— Gentlemen !… dit celui-ci.
— Messieurs ! entendit Mme Collignot dans son casque.
Elle se tourna vers Irène et murmura : « Il parle bien ! »
— … je suis heureux, en ouvrant cette séance qui marquera une date cruciale dans l’histoire de l’humanité…
« Mes ports, mes puits, mes bases, mes fusées, à moi, à moi, à moi la Lune ! » pensait chacun des délégués dans sa propre langue.
— … de constater officiellement et solennellement que pour la première fois depuis l’âge des cavernes, pour la première fois depuis que les hommes ont entrepris leur marche semée d’obstacles vers le Progrès radieux, pour la première fois, dis-je, la Paix totale règne enfin sur la surface de la Terre, entre les Nations réconciliées.
« Hypocrite, vieux hareng ! » pensaient les délégués dans leur langage maternel.
Ils se levèrent tous ensemble et applaudirent. Leurs visages trahissaient, comme il est d’usage de dire, une vive émotion. Puis ils se rassirent. Mme Collignot essuyait une larme.
Le Président hocha la tête, deux ou trois fois, pour remercier, puis ouvrit les bras dans un grand geste. Sa jaquette s’ouvrit, et les rubans de sa poitrine se déployèrent en éclatante cuirasse. Il dit :
— Aujourd’hui, Messieurs, les Nations Unies se sont rassemblées pour procéder, avec la gravité et l’émerveillement que commande un tel événement, au lancement de la fusée qui conduira jusqu’à la Lune les premiers hommes qui se soient jamais arrachés à l’emprise millénaire de l’inexorable pesanteur terrestre !
Les délégués se levèrent de nouveau pour applaudir et jugèrent qu’il était convenable, cette fois, de pousser, en plus, quelques cris d’enthousiasme.
— Ces héros… cria le Président dans le vacarme.
Les délégués se rassirent. Mme Collignot pleurait. Le voisin de gauche d’Aline, un vieux diplomate à moustache blanche, avança comme innocemment sa jambe vers celle de l’adolescente. Aline lui jeta un regard glacé. Il fit semblant d’épousseter le pli de son pantalon et reprit une pose plus correcte.
— … ces héros, dont le nom sera demain gravé en lettres d’or dans la mémoire de l’humanité, vont ainsi accomplir le premier pas de la conquête de l’Univers par l’Homme, ce roseau pensant que Dieu fit à son image !…
Les délégués se levèrent pour l’ovation finale. Un d’eux, qui ne se surveillait pas assez, ricana. Mais comme il était polonais, et n’avait ricané qu’avec des consonnes, ses voisins purent se permettre de croire à un mal de gorge.
Le Président se coiffa, et, ses gants à la main, descendit de son estrade. Derrière lui, sortirent d’abord les vice-présidents, le secrétaire général, puis les secrétaires de l’Assemblée, puis les présidents des commissions, les présidents des sous-commissions, les présidents des comités et les présidents des sous-comités, puis leurs vice-présidents, leurs secrétaires et leurs rapporteurs. Suivis des membres qui n’étaient que membres, un peu honteux, au nombre de trois.
Devant les balcons de l’amphithéâtre attendaient deux hélicoptères à étages, un pour les membres de l’O.N.U., l’autre pour les invités. Deux heures plus tard, ils déposaient leurs occupants sur la terrasse intérieure de l’aire de départ de la fusée.
Une foule de plusieurs millions de personnes garnissait les gradins. Quelques-unes, pour s’assurer de bonnes places, campaient là depuis deux semaines. Depuis trois jours, il n’y avait plus un centimètre carré de libre. Des W.-C. avaient été creusés dans le roc, en puits perdus. Des machines débitaient des sandwiches, de l’eau gazeuse, des alcools, des journaux illustrés et des spectacles.
Une partie du plus haut gradin avait été réservée aux invités. Des gendarmes internationaux, armés de matraques, avaient eu grand peine à l’empêcher de se garnir. Un escalier roulant y conduisit Mme Collignot et ses enfants. Ils prirent place et regardèrent. Vu de cette altitude, le cirque offrait un spectacle vraiment à l’échelle des possibilités atomiques. La foule qui l’emplissait eût suffi à peupler une ville grande deux fois comme Paris. Aline regardait la multitude étendue à ses pieds, garnissant les horizons, écrasée de soleil, écrasée d’elle-même, mélangeant ses couleurs pour ne former qu’un gris mouvant, prononçant des millions de paroles qui murmuraient comme un océan.
L’estrade de l’O.N.U. était tout à fait en bas du cirque, et Aline ne la voyait pas plus grande qu’une carte à jouer. Pour y prendre place, les délégués recoiffèrent leurs chapeaux de soie et réenfilèrent leurs gants. La foule des gradins ondula comme une moisson mûre et gronda une rumeur. Quand toute l’O.N.U. se fut assise, l’estrade apparut comme un petit rectangle noir. Aline vit un point blanc s’y déplacer. Paul lui tendit les jumelles qu’il avait pensé à apporter. Dans le rond tremblant des verres, Aline vit une nurse en blouse blanche traverser les rangs des hommes noirs. Elle portait dans ses bras un nouveau-né. Une main innocente allait donner le départ aux plus audacieux des hommes.
Le Président de l’O.N.U. ouvrit une boîte d’or posée devant lui sur une petite table drapée de rouge. Dans la boîte, capitonnée de velours cramoisi, s’érigeait un bouton d’ivoire.
Le Président prit le nouveau-né dans le creux de son bras droit, regarda son chronomètre à son poignet gauche, et attendit. Il était H moins vingt-neuf secondes. Des haut-parleurs hurlèrent des tops sur la multitude, qui devint immobile comme un rocher. Paul, éperdu, sa main sur le genou d’Aline, regardait, au centre de la cuvette, le trou noir qui recélait la fusée encore immobile pour quelques instants mesurés, pour quelques secondes prodigieuses. Ses doigts serraient le genou d’Aline, qui ne les sentait pas, et Mme Collignot ne voyait pas cette main, Irène ne voyait rien parce qu’elle avait oublié sa seconde paire de lunettes, personne parmi les millions d’hommes et de femmes qui étaient là ne voyait plus personne, ni la foule ni ses voisins ni soi même, les millions de regards étaient fixés sur l’embouchure noire du puits, et tous ces regards fixés sur le même point, s’ils avaient eu la moindre puissance, en eussent fait jaillir un volcan. Dieu fait bien ce qu’il fait.
Le Président prit le nouveau-né à deux mains, tenta de lui déplier un doigt. Le nouveau-né hurla. La nurse vint au secours du Président.
Moins cinq. Moins quatre.
Le doigt du nouveau-né sur le bouton. Ongle rose nacre. Le doigt de la nurse sur le doigt du nouveau-né. Ongle laqué carmin. Le doigt du Président sur le doigt de la nurse. Ongle jaune tabac.
Moins une !…
Top !
Le Président appuie, la nurse sourit, le nouveau-né crie. Du trou noir jaillit un cylindre pointu qui lâche mille tonnerres et monte droit, porté par un merveilleux pied quadruple de fumée blanche qui s’épanouit jusqu’aux gradins et dont la fine, minuscule, invisible pointe, a percé le bleu du ciel…
C’est fini. Les millions de spectateurs ont levé en même temps leurs millions de têtes, et quelques milliers de mains agiles en ont profité pour vider autant de poches. Le Président de l’O.N.U. essuie discrètement avec son mouchoir son grand cordon d’or sur lequel le nouveau-né a vomi une goutte de lait caillé. La fumée étend son brouillard sur la foule. Mme Collignot, qui réalise brusquement que son mari vient de se perdre au-delà du ciel, pousse un cri, et, une fois de plus, s’évanouit.